Géopolitique
Certains événements ne font pas les manchettes dans les grands média nationaux et internationaux. L’élection présidentielle du 18 février 2003 en Arménie est de ceux-là. À la suite d’un premier voyage au pays de mes ancêtres, en septembre 2007, j’ai rédigé une série de quatre chroniques de géopolitique consacrées à la nation arménienne* . Le texte qui suit se veut une mise à jour de ces chroniques.
Plus de cinq ans ont passé depuis, mais peu de choses ont bougé en Arménie. Un récent reportage, publié le 10 février dans le journal Le Monde (4e référence ci-dessous) est intitulé «L’Arménie à l’heure de la stagnation». Comme la plupart des États issus de la dislocation de l’URSS, fin 1991, l’Arménie maintient de très forts liens de dépendance économique, politique et culturelle avec la Russie.
Le président Poutine voudrait voir aboutir un projet d’«Union Eurasiatique», une sorte de résurrection de l’ex-URSS et un pendant économique à l’Union Européenne. Un premier pas dans ce sens a été franchi récemment avec la mise en place d’une union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan. Pour le moment, l’Arménie hésite à se joindre à cette union douanière. D’autre part, des liens étroits existent entre les riches hommes d’affaires russes (les «oligarques») et leurs homologues arméniens; ces derniers contrôlent une part importante de l’économie et du commerce extérieur de l’Arménie.
La dépendance de l’Arménie vis-à-vis la Russie prend aussi d’autres formes. On estime à 1,2 million le nombre d’Arméniens résidant en Russie, et plus de 2 millions si l’on y ajoute les autres républiques de l’ex-URSS. Bon nombre d’entre eux font vivre, par leurs transferts de fonds, les membres de leurs familles restés en Arménie; ces transferts représentent entre 10 et 20 % du produit intérieur brut de l’Arménie. Par exemple, depuis trois ans, de nombreux Arméniens travaillent sur les chantiers des Jeux olympiques d’hiver de 2014 à Sotchi, sur les bords de la mer Noire et dans la partie russe du Caucase.
La diaspora arménienne dans le monde compte au total plus de 6 millions de personnes, dont 1,2 million aux États-Unis, 500 000 en France, presqu’autant au Moyen-Orient (surtout au Liban, en Syrie et en Iran), et environ 100 000 au Canada (surtout dans les zones métropolitaines de Montréal, Ottawa et Toronto). La contribution de la diaspora arménienne à l’économie du pays est importante, à preuve le fait que le gouvernement arménien ait jugé bon de créer un Ministère de la Diaspora afin de renforcer les liens entre Arméniens de la République et ceux du monde extérieur.
À côté de ses voisins, l’Arménie fait figure de parent pauvre. La Géorgie a une façade maritime sur la mer Noire, qui lui permet de commercer avec les pays européens. La Turquie connaît depuis plusieurs années un boom économique considérable et fait partie des pays du G20; son rayonnement économique se fait de plus en plus sentir au Moyen-Orient. L’Iran et l’Azerbaïdjan sont riches de leur pétrole et de leur gaz naturel. Dans toute cette région transcaucasienne, l’Arménie est le seul pays doublement enclavé. D’une part par son absence d’accès maritime (90% du commerce extérieur de l’Arménie se fait via le Géorgie, mais les relations entre les deux pays sont tendues, les droits de la minorité arménienne de Géorgie n’étant pas reconnus par le gouvernement de Tbilissi). D’autre part par un état de conflit permanent avec ses voisins turcs et azerbaïdjanais.
Une tentative de rapprochement entre gouvernements turc et arménien, en 2009, n’a pas eu de suite, le gouvernement turc refusant de reconnaître le génocide arménien de 1915 et appuyant le gouvernement de Bakou sur la question du Haut-Karabakh (territoire azerbaïdjanais peuplé d’Arméniens mais qui s’est autoproclamé indépendant au terme d’une guerre de libération, de 1988 à 2004, avec l’aide de l’Arménie), conditions inacceptables pour l’État et le peuple arméniens.
Curieusement, l’accès de l’Arménie aux marchés extérieurs est le plus ouvert par l’Iran, dont l’importante communauté arménienne contribue, par ses investissements, au développement économique de l’Arménie. L’Iran (même sous le régime de la République islamique) a toujours respecté la religion et la culture arméniennes sur son territoire. D’autre part, Téhéran redoute les visées territoriales de l’Azerbaïdjan sur le nord-ouest de l’Iran, peuplé très majoritairement d’Azéris; ses accords de coopération économique avec l’Arménie, reconduits en janvier 2013, visent à renforcer l’Arménie face à l’Azerbaïdjan, mais aussi à réduire la dépendance énergétique exclusive de l’Arménie vis-à-vis la Russie.
Les enjeux de l’élection présidentielle du 18 février 2013 étaient donc à la fois économiques et politiques. Le président sortant, Serge Sarkissian, vient d’être réélu avec 58% des votes, face à son plus proche adversaire, Raffi Hovannissian, ex-ministre des affaires étrangères, qui a obtenu 38% des votes. Ce dernier a contesté les résultats de l’élection. Dans l’ensemble, cette dernière s’est déroulée dans le calme (contrairement à celle de 2008, qui fut suivie de manifestations avec plusieurs morts et de nombreux blessés).
Malgré un rapport assez positif des observateurs internationaux, l’élection a sans doute été marquée d’irrégularités (bourrage d’urnes, achats de votes). Depuis treize ans, le pouvoir est aux mains de politiciens natifs du Haut-Karabagh, ce qui suscite un certain malaise parmi les habitants de la République d’Arménie, le statut politique du Haut-Karabagh n’étant toujours pas réglé (l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont toujours en état de guerre, malgré un accord de cessez-le-feu signé au terme du conflit en 1994).
Même si le statu quo demeure du côté politique, l’économie montre des signes de redressement. Après la crise économique de 2009 et la sécheresse en 2010, la croissance est revenue depuis un an (croissance de + 3,9% du produit intérieur brut en 2012). La Banque mondiale et le FMI ont octroyé une aide de plus de 400 M$ au cours des dernières années. Les investissements étrangers sont concentrés dans l’industrie minière, ce qui explique que le Canada est devenu le premier pays étranger investisseur en Arménie (102 M$ en 2012), devant la Russie (82 M$). Mais cette reprise économique demeure fragile, et 36% de la population vit sous le seuil de pauvreté. Enfin, près de la moitié de la population vit de l’agriculture, activité qui ne génère que 20% du produit intérieur brut du fait de sa faible productivité.
Les défis du deuxième mandat du président Sarkissian demeurent considérables. Mais le peuple arménien, malgré des obstacles énormes, malgré un enclavement géopolitique intenable, a toujours su, tel le phénix, renaître de ses cendres et aller de l’avant, tout en conservant sa foi, sa langue et sa culture.
Les références de notre blogueur :
Article de Wikipédia sur l’Arménie.
Site officiel de la Présidence de la République d’Arménie (arménien, russe, anglais).
Site officiel du Ministère des Affaires Etrangères de la République d’Arménie (arménien, russe, anglais).
Reportage du Journal Le Monde sur les enjeux de l’élection présidentielle du 18 février en Arménie.
Présentation de la situation démo-linguistique de l’Arménie (Site «L’aménagement linguistique dans le monde» de l’Université Laval).
Site de la revue franco-arménienne mensuelle «Nouvelles d’Arménie».
Site de nouvelles en ligne d’Arménie, publié en cinq langues (arménien, russe, anglais, français, persan) et qui se dit impartial.
* Chroniques de notre blogueur, rédigées en 2007 :
La nation arménienne : un peuple de survivants – 26 novembre 2007
La nation arménienne : le traumatisme du génocide de 1915 – 3 décembre 2007
La nation arménienne : de la domination perse à la tutelle russe – 10 décembre 2007
La nation arménienne : la résurrection partielle d’une Arménie libre – 17 décembre 2007